De la Canción au Bolero

Parmi les évolutions que subit la chanson cubaine au début du XIX° siècle s'élabore, hors du domaine de la danse, un genre que l'on va dénommer canción cubana. La canción cubana s'impose dès la seconde moitié du siècle et au début du XX° notamment dans les villes, Santiago de Cuba, La Havane, Camagüey, Sancti Spiritus, Pinar del Río et triomphe à ravers les serenatas
Surgit alors une catégorie d'interprètes, s'accompagnant à la guitare en utilisant le plus souvent un simple "rayado"
, les cantantes.

Principalement issus de milieux populaires, ils sont chauffeurs, charpentiers, boulangers, tabaqueros ou journaliers. Ces cantantes sont des amateurs qui se retrouvent après avoir terminé leur journée de travail, se réunissent entre amis ou se déplaçent de cafés en cabarets, jouant à la demande pour quelques pesos. D'une manière générale les canciones sont élaborées sur des mesures à deux temps et les textes fréquemment en vers de dix pieds. Les thèmes chantent l'amour, le romantisme. Les influences de la musique européenne, espagnole, italienne, française sont très importantes. Mais, alors que la chanson "culte", celle que l'on rencontre au théâtre ou dans les salles de concert, est travaillée en ce qui concerne les voix, la chanson populaire se contente le plus souvent de voix naturelles et d'un registre dépassant rarement l'octave, tout en maintenant les fioritures héritées de l'Europe. Ceci n'empêche nullement l'émergence de chanteurs exceptionnels.

La plupart du temps les compositions des uns et des autres se transmettent oralement. Si le plus souvent les créateurs ne possèdent pas de connaissances musicales théoriques ils ont une excellente oreille, un sens du rythme exceptionnel et des facultés d'improvisation que la tradition orale contribue à faire fructifier. Les cantantes ont aussi a leur répertoire un genre créole qui a largement profité des phénomènes de transculturation la habanera qui apparaît au milieu du XIX° siècle. Ils chantent et composent également des bambucos, apportés de Colombie à la fin du siècle par le va et vient du commerce.

A Santiago, les cantantes sont nombreux. El Tivolí, El Guayabito, Los Hoyos, sont les quartiers populaires où ils s'expriment. Parmi eux beaucoup sont noirs ou mulâtres et portent dans leur inconscient collectif l'héritage culturel, musical et rythmique des descendants d'esclaves. Dès 1870 on peut trouver la trace d'un groupe dont le lieu de rendez-vous est le Campo de Marte. Nicolás CAMACHO, Evaristo MOLINA, plus tard Eulalio LIMONTA, Pancho CASTILLO… sont régulièrement sur le Campo. Là, entre-eux, ils font connaître leurs compositions mais aussi leurs innovations.

Parmi celles-ci et sans aucun doute sous l'influence des apports rythmiques des " français " apparaît une nouvelle façon de réaliser l'accompagnement à la guitare.
Celle-ci est elle même une conséquence de l'utilisation de la structure rythmique du cinquillo
. Cette nouvelle technique d'accompagnement ouvre à son tour de riches possibilités au texte qui peut adopter une nouvelle structure et imperceptiblement les changements apparaissent dans la chanson des cantantes de Santiago autour des années mille huit cent-quatre-vingt.

José Pepe SÁNCHEZ, tailleur de profession, guitariste par passion, compose en 1883 une canción inspirée de ces nouveautés : "Tristezas". A cette manière d'écrire et de composer on donne le nom d'un ancien genre venu d'Espagne et tombé dans l'oubli, le Bolero .


Autour de SÁNCHEZ apparaît à la charnière des deux siècles un groupe de jeunes cantantes dont il est le chef de file. Ils sont tous amateurs et exercent différents métiers, le plus souvent manuels. L'histoire en a oublié un certain nombre qui, selon la mémoire de vieux cantantes, avaient les mêmes qualités que ceux qu'elle a retenu mais qui n'ont pas eu les mêmes opportunités.

Parmi ceux qui ont laissé leur empreinte figurent Sindo GARAY, Emiliano BLEZ, Pepe FIGAROLA, Manuel DELGADO guitariste et tabaquero compositeur de "Aquel beso robado", Leopoldo RUBALCABA. Au fil du temps le groupe de Pepe SÁNCHEZ incorpore de nouveaux noms : Rosendo RUÍZ et les plus jeunes Pepe BANDERA, Ángel ALMENARES puis Miguel MATAMOROS, Salvador ADAMS, guitariste qui a coutume de réunir fréquemment les cantantes chez lui.


Parmi ceux-ci Alberto VILLALÓN introduit de nouvelles variations dans la façon de réaliser l'accompagnement à la guitare, qui avait déjà évolué par rapport au "rayado" passant par une phase de "rasgueado" . VILLALÓN commence à broder davantage .
Très rapidement au cours de la première décennie du XX° siècle, le bolero et plus généralement la manière de concevoir la canción des santiagueros se répand d'Est en Ouest à travers Cuba et les cantantes, dans toute l'île, adoptent le patron oriental.

José "Chicho" IBAÑÉZ se distingue très tôt à Matanzas par un style unique et son accompagnement avec un tres. Il continue sa carrière à La Havane où on l'entend souvent sur la Place de la Cathédrale.

Patricio BALLAGAS devient le cantante chéri des camagueyanos. A Sancti Spiritus, Miguel COMPANIONI et Rafael "Teofilito" GÓMEZ imposent un style un peu particulier et s'investissent dans tous les domaines de la musique populaire. Ils dirigent respectivement les coros de claves de Santa Ana et Jésus María. "Teofilito" laisse les compositions "Temo al olvido", "Ayer pensando en ti"…
Dans la capitale Manuel CORONA s'affirme comme un des meilleurs compositeurs dans le domaine de la canción.

© Patrick Dalmace

 
La Havane rassemble les cantantes.
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